Flottements et contradictions à Moscou

8/4/1947

(De notre envoyé spécial à Moscou, Georges Le Brun Keris)

On sent ici, peu à peu, le ton se hausser comme lorsqu'on approche des explications décisives. On peut en déduire que les questions économiques ne tarderont pas à être reprises. La presse russe est plus nerveuse que ces derniers jours. Un long communiqué et une dépêche non moins longue de l'agence Tass critiquent la politique américaine.

Dans les couloirs de l'hôtel Moskowa, qui ont retrouvé un peu de leur vie, on rapproche ce fait du rappel par l'URSS de son ambassadeur à Athènes et des réactions assez vives de la Pravda et des Izvestia au nouveau discours du président Truman. On atteint ce degré de tension qui précède aussi bien les grands compromis que les ruptures.

Toutefois, ce climat des couloirs, ne paraît pas s'étendre jusqu'au club des aviateurs. C'est dans la lassitude que les ministres ont siégé, une lassitude que M. Bevin ne cachait même pas. S'il s'est résolu à retarder de plusieurs jours l'arrivée de son train spécial, ce n'est visiblement pas de gaité de cœur.

On le comprend, car cette réunion fut profondément décevante. N'entendit-on pas M. Molotov demander que les Allemands décident eux-mêmes, par voix de plébiscite, s'ils désirent une constitution unitaire ou fédérale ? Consulter les Allemands. On ne peut que faire la déclaration émue, pathétique même, de M. Bevin :

« Comment, a-t-il dit en substance, peut-on remettre un tel choix entre les mains d'un peuple qui, deux fois, a plébiscité Hitler et qui a accepté la guerre ? Je n'accepterai jamais que les Allemands choisissent leur constitution, car la constitution de l'Allemagne n'est pas seulement une question allemande, tous les pays y sont intéressés, car leur sécurité en dépend. On ne peut pas faire confiance à un peuple dégénéré. L'Allemagne est trop près de nous et trop dangereuse. » Et il conclut :

« Je ne saurais même pas discuter la proposition soviétique, elle est contraire aux instructions que j'ai reçues ».

M. Georges Bidault n'a pu que dire son accord profond avec M. Bevin. Puis on passa à une discussion fort confuse sur le conseil consultatif allemand qui devrait assister le conseil interallié de contrôle et sur la création d'un gouvernement provisoire allemand. Discussion technique dans le  détail de laquelle je n'entrerai pas, car les ministres et même leurs experts paraissaient la suivre avec peine. Jamais on a eu si fortement l'impression que la plupart des questions portées à l'ordre du jour de Moscou n'étaient pas mûres. Chacune des délégations sait-elle elle-même, de façon précise, ce qu'elle veut ? Ce serait un jeu de relever à travers les rapports du Comité de coordination leur flottement et même leurs contradictions.

Sans doute devrait-on, à cette conférence, être moins pressé et se contenter de résoudre les problèmes les plus immédiats. Sinon on perdra son temps et on ne parviendra même pas à un accord pour franchir les plus proches étapes. Qu'on s'entende sur les administrations centrales allemandes et sur la création du conseil consultatif allemand au près du conseil interallié de contrôle. Puis qu'on laisse aux chancelleries réfléchir, ajuster leurs vues, converser. Comme me le disait un diplomate à la sortie du conseil des ministres : « Si on peut tout résoudre à Moscou, finalement on n'y résoudra rien ».